Comment résumer ces quelques jours intenses qui ont vu le déchargement des bateaux ? « Patagonie, l'archipel du goulag » ? « Les forçats des Cinquantièmes » ? N'exagérons rien, la réalité suffit, et les chiffres parlent ! A vingt-six, nous avons transporté à bras, douze heures par jour, jusqu'au futur camp perché à trente mètres d'altitude : dix tonnes de matériaux et outillage pour la future cabane, cinq pour la nourriture et la cuisine, cinq de matériel technique et personnel, cinq encore pour notre flottille de Bombard, deux de matériel cinéma (il en reste une à venir), et deux de matériel plongée...
Aujourd'hui, pas de repos dominical, ni de paiement en heures supplémentaires, ni de trêve climatique. ... Sur le Pacifique, le vent rugit à 52 noeuds ! Il va pleuvoir toute la journée, obstinément, violemment, comme il sait pleuvoir par ici. A force de piétinements, toute la pente spongieuse et raide où nous évoluons entre les bateaux et le futur camp se transforme en une vaste fondrière, où les pieds s'enfoncent dans une boue liquide, alimentée plutôt que drainée par les ruisseaux temporaires qui dévalent le versant pour évacuer dans la mer l'eau que déverse le ciel. Trois grandes tentes russes doublées feutre de six mètres par trois sont installées, une pour la réserve de nourriture, une pour l'équipement technique, la dernière pour le matériel cinéma. Les charpentiers préparent l'assise des futurs planchers des tentes, avec bien du mal car ici rien n'est plat et tout ou presque est spongieux. A 21 heures, on redescend enfin aux bateaux, rincés jusqu'à l'os de la tête aux pieds. Les marins, compatissants, nous ont préparé une soupe roborative et brûlante, où nage tout ce qui leur est tombé sous la main : légumes, pâtes, poulet, pommes de terre, agrémentés de quelques épices du cru. Un délice ! Requinqués, on se jette sur les couchettes pour un sommeil réparateur, tandis que la pluie continue de tambouriner sur les ponts.
La pluie est toujours là. Le vent de la nuit a bien malmené une tente russe dont la porte s'est déchirée. Il est urgent de la déplacer sur un emplacement plus abrité, mais il faut d'abord la réparer ... Natalia, doigts gelés, coud sous la drache... Ensuite, il faut fabriquer le rectangle de sol « pas trop de travers » sur lequel on la posera. On nivelle, tranche les buttes de tourbe moussue, entasse des blocs arrachés à la pente rocheuse avec l'aide de la barre à mine, draine l'eau qui court partout en creusant des rigoles à grands coups de pioche. En attendant de devenir dépôt de matériel, cette tente servira de cuisine et de réfectoire tant que nous serons en « mode dégradé », comme le dit plaisamment Bernard pour décrire notre situation plus que précaire.
Une autre équipe termine les planchers des tentes qui s'y érigent bientôt, leur avancée opposée au vent dominant. Accalmies et averses violentes se succèdent. Une tyrolienne sur câble, munie d'un winch, est implantée entre le site et le bord de l'eau. La Rosita se déplace à sa base pour y être vidée. Toute la journée, cet atelier monte les charges lourdes : bois de grosse section, bidons de matériel, matériels de toute nature, sans oublier la gazinière. Les fondations de la cabane peinent à sortir de terre, mais ne dit-on pas qu'il n'y a que le premier pas qui coûte ?
Le vidage de la « bodega » (la soute) du don Arturo consomme l'après-midi d'une bonne partie de l'équipe. Elle est pleine à ras bord de tous nos vivres, et c'est peu dire que les cartons ont mal supporté les embruns de la navigation, bien que l'entrée ait été soigneusement bâchée. Il faut tout reconditionner dans des sacs à matériel, en triant les légumes et les citrons qui, déjà, commencent à moisir. Pousser les charges à bout de bras vers ceux qui vont les hisser dehors sollicite durement le dos des uns et des autres, mais les servants du winch de la tyrolienne ne sont pas mieux lotis... Tout ne sera pas monté au camp ce soir, alors on décharge sur un coin de rivage le restant du
matériel ; on verra la suite mardi.
Le départ des bateaux, c'est pour demain matin à huit heures. Toutefois, il est possible d'y dormir encore une nuit. Une option que chacun saisit, car c'est la dernière occasion de faire sécher les vêtements près des poëles des navires. Seul courageux (ou téméraire ?), Gilles, le réalisateur, préfère la tente et ne redescend pas. Mais c'est pour affronter le vent brutal qui secoue la toile, et le crépitement rageur de la pluie qui s'obstine. Il y a de meilleures nuits !
Les quatre bateaux larguent successivement leurs aussières et manoeuvrent lourdement. Les voici qui sortent par l'ouest de notre petit seno et disparaissent un à un. Ils vont suivre le même trajet qu'à l'aller car la houle reste très forte sur l'océan. Nous voici livrés à nous-même pour ces deux mois d'isolement que nous nous imposons librement.
Et, même si nous sommes très loin d'être installés, nous pensons déjà à l'exploration. Arnauld, Stéphane, Laurence, Vincent, Joël et Laurent partent en reconnaissance de l'autre côté de la crête qui nous cache vers l'ouest les immenses domaines calcaires qui constituent le nord de Madre de Dios. Ils reviennent au soir avec de bonnes nouvelles. A trois heures d'ici, ils ont suivi une large bande de grès dominant sur chacun de ses flancs une zone calcaire. Les ruisseaux qui la drainent se dirigent tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, mais toujours vers le
calcaire. Dès qu'elles quittent le grès imperméable, les eaux s'enfouissent. Ils ont vu trois pertes principales, dont une seule avait été repérée sur la photo satellite. Il y a aussi plusieurs gouffres à descendre. Bref, il y a déjà du pain sur la planche.
Au camp aussi l'on s'active. Aujourd'hui le temps est meilleur. Par les trouées qui s'ouvrent parfois dans les nuages qui galopent là-haut, il arrive que le soleil paraisse et nous gratifie d'un coup de projecteur. Un versant s'illumine et prend des couleurs crues, tandis que des milliers de miroirs prennent possession de la mer. On lève les yeux de sa tâche pour mieux saisir ces petits moments de bonheur. Et puis tout ceci se renfrogne à nouveau, on saute dans sa veste imperméable pour essuyer l'averse qui accourt. Il faut plus de deux heures pour monter à la tyrolienne, cinq par cinq, les 51 plaques qui vont constituer les parois de notre cabane. Et il y a encore des bidons, des caisses, de la zinguerie ! Tout cela dure jusqu'au soir. Ne reste sur la berge que du bois de chauffe qui montera au fur et à mesure des besoins. Tout au fond du seno, notre flottille de cinq Bombard C5 est amarrée. Le matériel de plongée, lui aussi, reste en bord de mer. Florian, Denis, Cecilia, Georges et Natalia ancrent les pieds métalliques qui soutiendront les solives du plancher de la cabane. Pas facile sur un sol composé de deux berges rocheuses inégales séparées par une fondrière de deux mètres cinquante de large, où l'on enfonce jusqu'aux mollets !
Au soir, le « mal tiempo » est revenu. On s'entasse au chaud et au sec dans la tente réfectoire, serrés comme des harengs en caque autour de tables plus ou moins bancales, assis sur des bancs qui n'ont rien d'horizontal. Richard a réussi l'exploit de cuisiner pour vingt-six dans ces conditions difficiles. La nuit est agitée, sur la plateforme les tentes se touchent et prennent l'eau.
Pendant ce temps, la saga du fret cinéma qui doit nous parvenir en bateau se poursuit. Il a été dédouané aujourd'hui à Punta Arenas où Marcelo s'est déplacé. Il y a 48 noeuds de vent sur Puerto Natales dont le port est fermé jusqu'à vendredi. La solution est que Francisco convoie le fret jusqu'à Puerto Riquelme où le don Arturo le chargera. Une fenêtre météo devrait se présenter ici entre vendredi onze heures et samedi douze heures, de quoi permettre au navire d'entrer dans le Barros Luco le temps de décharger, avant de repartir sans plus tarder.
Une équipe part aujourd'hui pour trois jours monter un camp avancé sur la zone reconnue hier et lancer les premières explorations sous terre. Ça bouge dans le bon sens !
Au camp de base, c'est la ruche habituelle. Dans quatre jours, la cabane devrait être opérationnelle. Avec quarante et un mètres carrés au sol, un volume sec, isolé, chauffé, un plancher plat, une douche chaude, un coin cuisine et une station satellite puissante braquée sur le monde, notre vie va changer d'un coup !
Mais pour l'instant, nous restons stoïques sous la pluie drue, et ce n'est encore qu'un rêve auquel se raccrocher, les deux pieds plantés dans la boue...